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Lettre

Matéi VISNIEC
dramaturge, poète franco-roumain
Rădăuți (Roumanie) 29 janvier 1956
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L'écolier :

Chers nuages,

Je vous écris cette lettre parce que je vous regarde presque tous les jours par la fenêtre de ma salle de classe.

Je vous regarde très souvent, surtout pendant les heures de mathématiques. Lorsqu'on m'explique que "un plus un font deux" je regarde le ciel, j'essaye d'additionner un ciel plus un autre ciel mais comme il n'y a qu'un ciel je ne peux pas m'imaginer deux ciels.

Donc pour moi un ciel plus un ciel font toujours un ciel. C'est pareil avec vous, les nuages. Vous courez parfois si vite que je ne peux pas vous compter.

Vous êtres très souvent dix, quinze, trente, et, tout de suite, vous ne formez qu'un seul grand nuage. Je ne peux jamais vous additionner parce que vous êtes très près l'un de l'autre. Et si jamais j'arrive à vous compter vous explosez ensuite en mille morceaux, vous changez de forme et de couleur et le vent vous aspire avant que je ne puisse vous attacher un numéro.

C'est pour ça que j'ai très peu de confiance dans les règles de l'addition et de la soustraction. Comment additionner un nuage blanc et un nuage rose?

Comment additionner un nuage géant noir avec trois petits nuages roses?

Ca fait combien un vent qui souffle fort plus dix nuages qui s'effilochent?

Ca fait combien un oiseau plus un soleil plus un nuage plus un ciel à la nuit tombante?

Mais, pardonnez-moi, chers nuages, de vous embêter avec tout ça. Ce n'est pas pour ça que je vous écris. Non, je vous écris tout simplement parce que j'aime les histoires que vous me racontez.

Vous êtes les plus jolies BD que j'aie jamais vues. Dans votre fuite à travers le ciel vous prenez les formes de mes rêves.

Voilà, en ce moment même, je vous regarde et je vois un éléphant qui suit une souris.

Et derrière eux voilà une gueule géante qui s'ouvre... et du coup voilà une armée de petits poissons blancs qui s'engouffre dans la gueule... et la gueule se dégonfle et la voilà transformée en tapis volant... qui attrape un cheval vaporeux dont la queue a la forme d'un arc-en-ciel... je vois aussi une fenêtre par laquelle on aperçoit un rayon de soleil... la fenêtre roule et deux ailes énormes commencent à pousser... pour s'enlacer et devenir une tour argentée... J'aimerais bien être comme vous, mes chers nuages : survoler le monde et prendre la forme de ses rêves.

Quand j'ai été plus petit, j'ai voulu être un arbre, pour abriter les oiseaux pendant la pluie. Il y a eu même un arbre qui était devenu mon meilleur copain. Je le voyais de l'autre côté de la rue, et de temps en temps je lui écrivais des lettres pendant les heures de mathématiques. Mais entre-temps, on a construit un parking vis-à-vis de notre école, et mon arbre a été coupé. On lui a arraché les racines avec un gros bulldozer, ça a pris du temps parce qu'il avait des racines très profondes. J'ai protesté auprès de l'homme avec le bulldozer mais il m'a expliqué qu'après les travaux il y aura d'autres arbres qui seront plantés tout autour du parking. Et on les a plantés mais ils sont encore tout petits et, comme ma salle de classe se trouve au deuxième étage, je ne les aperçois pas de ma place. Le temps qu'ils poussent, j'aurai sans doute terminé l'école. Oui, mes chers nuages, la vie est cruelle. Je m'en suis rendu compte pleinement après cette histoire. Et c'est pour ça que je vous écris maintenant, pour vous dire de faire attention à vous. J'ai peur qu'un beau jour les hommes se mettent à inventer un gros bulldozer volant pour excaver le ciel. Ils vont vous chasser pour transformer leciel en un vaste parking pour garer justement les nouveaux bulldozers volants qu'ils sont en train d'inventer. J'ai peur pour vous, mes chers nuages. Et pour les hommes aussi, parce qu'ils pourraient perdre le miroir de leurs rêves.

Je vous embrasse très, très fort.

Marcel

in Pièces pour enfants et adolescents - Lettres aux arbres et aux nuages


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