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ROUD Gustave

Gustave ROUD
poète suisse
Saint Légier (Suisse) 20 avril 1897
Moudon (Suisse) 10 novembre 1976
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"Parler de soi… Un nuage pourrait-il le faire, commencer un « je suis » à l’instant même où, penché sur le brasier du soleil moribond, de mouvante vapeur il se mue en flamme, puis flotte en nappe de cendre sur la terre endormie ? Son être est à la merci d’un rayon, d’un frisson de la mer aérienne ; toutes ses métamorphoses, et même les plus secrètes, jusqu’à la subite glace en son sein, toute forme lui est donnée… En vérité, s’il tente, lui, le seul léger parmi tout ce qui pèse, de dire non l’impossible « je suis », mais au moins un « j’étais » – ce lien entre ses successives apparences – oserait-on lui reprocher son orgueil ? Quand le monde entier maintient sans une seconde d’oubli entre vous et lui l’infranchissable, comment parler des autres ? Là serait l’orgueil, et le pire, – tandis que les paroles sur soi-même à voix basse de l’homme oublié, tout de suite reprises par le silence, forment peut-être un acte de véritable humilité.

Nuage pour une heure suspendu sur le monde, tu deviens sans cesse et tu ne peux être ; sable céleste d’où les vents s’amusent à tirer d’un doigt transparent les figures les plus contradictoires, comme tu ressembles soudain à un visage d’homme aux joues en feu, penché sur cette terre qu’il a jadis connue et pénétrée – et qui se sent bientôt précipité vers elle pour de nouvelles noces mensongères ! Tu regardes entre les plaines assombries le lacs miroitant de tes anciennes présences, tu dis : « J’étais fleuve, j’étais vapeur, j’étais aux rameaux nus diamant d’une aurore, j’étais nuée… – Ah, que m’importerait de ne pouvoir connaître que moi-même, si du moins cette connaissance m’était enfin donnée ! Mais qui me lie à ce que j’étais ? La nuit monte, et déjà je suis traversé par le plus faible luisant de lune, moi qui, siégeant avec majesté au centre même du ciel, rendais au monde menacé par le soleil perdu toute sa brûlante lumière. Qu’est-ce que cet abîme sans cesse rouvert entre moi-même et moi-même ? Ma solitude pourrait être toute-puissante, contraindre l’univers à composer avec elle, l’accueillir même à la manière d’un miroir, comme j’accueillais jadis le faucheur nu sous les feuillages, quand il éventre du talon la fraîche tromperie de mon ciel liquide et de mes forêts submergées. Mais une solitude intérieurement divisée – et qui se nie avec acharnement ! Un instant, le temps seul d’un éclair peut-être, que je me voie ! Au centre du vertige, le laps de silence où ma voix apprenne enfin sa source ! et que je sache qui parle quand je parle… »

Nuage, tragédien léger, porte-lumière, porte-foudre, fantôme aux confins de l’être errant, bu par la terre, bu par le ciel."

in Essai pour un paradis - I Nuit

 

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