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LE CLÉZIO Jean-Marie Gustave

Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO
écrivain mauricien et français
Nice 13 avril 1940
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Les nuages, je voudrais bien vivre avec eux, en planant, étendu sur la voûte du ciel. Je voudrais être avec eux, rester parmi eux, pour mieux les connaître. Souvent je les cherche, entre les immeubles des villes. Quand il y a beaucoup de bruit et de mouvement dans toutes ces rues, boulevards, avenues, sur toutes ces places, le long de ces tranchées. Je lève la tête, je les vois, et ils me libèrent. Ils sont si beaux, ils vont si loin, si vite, si facilement. Ce ne sont pas les oiseaux, ni les avions qui habitent dans le ciel. Ce sont eux, les nuages, larges, silencieux, légers, pareils à des navires, pareils à des îles. Ce sont eux qui vivent de la vraie vie, qui sans cesse se forme et se défait.

Ils voyagent beaucoup, et moi un peu avec eux. Ils m'emportent, puis me laissent plus loin sur la terre. Quand je suis immobile, eux traversent l'espace et me font voir de nouveaux paysages.

Ils me montrent, comme cela, simplement, toutes les formes nouvelles, les formes inespérées, incroyables ; ils les montrent, sans paroles, sans histoires, et puis ils s'en vont ailleurs.

Tous les ciels où l'on peut être, disparaître, s'envoler le long des cours de l'air. Le brouillard bas, d’où émergent les cimes des montagnes, les sommets des tours. Stratus laiteux au ciel pâle, chape qui pèse, qui sert la tête. Cumulus, strato-cumulus blanc, étendu comme la mer, son ombre progresse sur la plaine. Nuage en forme de chou-fleur, debout sur sa base horizontale, vague, cotonneux. Je le regarde et je monte bien droit à travers le ciel. Le soleil brille, s'efface. Cumulo-nimbus, nuage du tonnerre et de la pluie, qui sort lentement de sa matrice, à 1400 mètres d'altitude, et pousse vers le haut, roule ses blocs neigeux en avalanche ascendante jusqu'à la zone des 8000 mètres. Strato-cumulus, grands rouleaux gris qui recouvrent le ciel et menacent la terre. Son ombre froide fait geler les ruisseaux et glace les chemins. Parfois, sur le ciel noir, la forme surprenante, l'explosion très lente d'un seul nuage en forme d'enclume. Alors on entend les bruits de la forge, les coups lointains du tonnerre, et l'horizon s'allume. Au-dessus de la terre plate, le ciel ressemble à la mer : il y a de grands rouleaux de vagues immobiles, séparés par des sillons noirs. Ce sont les rouleaux du strato-cumulus éclairés par la lumière du soleil caché.

On regarde les nuages, on les reconnaît, on les aime. Ils passent, ou ils menacent, avec leur ombre et leur blanc, leurs couleurs sont belles, aériennes. Leurs couleurs sont pâles et légères, ou bien violentes, et c'est comme si la terre frissonnait.

Il y a tellement d’espace ! Sur le ciel pur, avancent les nuages arrondis. Cumulo-nimbus, cumulus, ils s'écartent, se rejoignent, se fondent. Leurs bords sont fins comme l’écume de la mer, et laissent des signes. On aimerait écrire le livre des signes, rester tous les jours la tête à l'envers pour apprendre les météores. C'est un voyage sans but, un voyage vers les régions toujours mobiles de la vie. Personne ne vit dans ces archipels, sur ces caps, dans ces vallées, sur ces montagnes.Il y a seulement le silence, le vent, la vapeur froide, les trous d'air, les trombes. Il y a seulement le soleil plus proche qui brûle leur dos, la lune, et parfois l'étincelle de l'éclair.

Nuage de l'été, bas sur la mer, courant vers les lagunes chaudes. Nuage de l'hiver, ciel de neige, ciel strié, cirro-cumulus à la peau de maquereau, ocellé comme un daim, alto-stratus aux mamelles pendantes.

Ciel de crépuscule, ocre, fibrillé, où nage comme une grande amibe le cercle auréolé de l'alto-stratus lenticulaire.

Et certains jours, quand souffle le vent qui dessèche, par-dessus les villes et les montagnes s'étend le ciel le plus beau. Comme si tout un coup on voyait réellement la nature de l'espace, comme si la terre, au plus haut, était à peine séparée du vide par le voile de l'atmosphère ; le cirrus, seul dans le ciel le plus pur. Sur l'immense baie vide, bleu sombre, les traînées légères des nuages à 10 000 mètres d'altitude. Signes de plume, étoiles, nébuleuse de gaz figée dans l'espace. Vers eux on monte en cercle, comme un oiseau irréel. On s'élève au-dessus de la terre, en planant dans les vents violents. On s'étale, on s'éparpille, on devient semblable à une chevelure. On s'appelle Cirrus soi-même, on est si haut que plus rien ne bouge, plus rien ne pèse. On est un seul dessin, très pâle et très doux, qui règne au centre du ciel. Longtemps on pourra rester, pareil à une route de poussière. Là est la plus claire, la plus haute beauté. Puis le vent de la stratosphère souffle sur le signe et le dissout.

Comme ils sont loin et beaux, les nuages, les calmes nuages, les nuages étrangers ! Ils sont la pensée de la terre et de la mer, l'art magique de l'espace, la parole du vent, de l'eau, du soleil. Je les vois, chaque jour, plus haut que les tours de verre, plus haut que les montagnes, et je sais que c'est d’eux que je vis, que c'est vers eux que je veux partir.

Peuple des nuages, inaccessible et qui passe, qui s'en va. Ils naissent à l'horizon, au-dessus de la mer. Ils apparaissent par magie, comme s'ils n'avaient jamais cessé d'exister. Je les regarde et je sens au fond de moi quelque chose de doux et de léger qui gonfle, qui traverse mon corps. Je sens sur la peau de mon visage les taches claires et sombres qui bougent. C'est en regardant les nuages qu'on devine le bonheur. On ne possède plus rien, mais l'on est abandonné, et on vole. Mouvement de balancier de la mer, mouvement frémissant des feuilles des arbres, mouvement des pluies et reptation de l'eau des fleuves, il y a tout cela dans le simple passage des nuages.

Le ciel ne lasse pas. Toujours plus grand, toujours nouveau, il montre ses signes et fait ses gestes ; il montre ses nuages, sa lumière. Toutes les paroles et toutes les pensées sont pour lui. Elles sortent des lieux où vivent les hommes, elles montrent, elles glissent avec les fumées, elles vont jusqu'au pays flottant où sont les nuages. Elles vont là, vers ce pays d'où l'on ne revient pas.

in L’inconnu sur la terre - Gallimard

 

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