Giovanni PAPINI
écrivain italien
Florence (Italie) 9 janvier 1881 - Florence (Italie) 8 juillet 1956
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La conquête des nuages
Pour que je me résolve à supporter une conférence, il faut que de puissantes raisons d'amitié ou de curiosité emportent une difficile bataille sur les forces (ou les faiblesses) qui me retiennent à la maison. Rarissimes, depuis quelque temps, sont ces victoires, et mémorable entre toutes celle qu'un simple titre a remportée hier soir sur les résistances de ma flemme.
Ce titre n'était rien de moins que ce qui suit : La conquête des nuages. Comment aurait pu résister aux promesses entassées dans ces mots un lecteur d'Aristophane et un familier des philosophes ? Il y eut, j’en conviens, résistance, mais celle-ci fut balayée en l'espace de quelques heures. La conférence devait être prononcée au siège de la Société des Hommes Pratiques et par conséquent l'entrée était payante. À neuf heures précises, après avoir déboursé dix sous, je me trouvai assis sur une chaise paillée devant une grande table noire, où une bouteille d'eau, tout éclairée par les reflets de l'unique lampe à arc qui brillait au-dessus de ma tête, semblait attendre quelque chose à côté d'un verre. Dans la grande salle toute blanche, il y avait peu de monde : les nuages mêmes qui m'avaient traîné de force là-dedans avaient éloigné les patients les plus endurcis. Il n'y avait même pas une femme !
Mais l'orateur ne se fit pas trop désirer. À neuf heures cinq une petite porte s'ouvrit dans le mur à ma droite, et en jaillit un jeune homme qui arriva en deux sauts à la table et se planta tout droit devant ses rares auditeurs avec l'air de vouloir les injurier. Il devait avoir dans les vingt ans : figure pâle, cheveux ébouriffés, yeux fixes et mains nerveuses. Aspect général : un étudiant affamé mais plein d'orgueil.
« Messieurs ! commença-t-il d'une voix sourde. Vous avez entendu dire depuis les années de l'école primaire que l'homme est le roi de la nature. Ce surnom est une vanterie mensongère. Nous ne le méritons qu'à moitié. Nous nous adulons effrontément, profitant du fait que seuls les hommes parlent des hommes. Il faut avoir le courage d'être francs avec nous-mêmes. Nous nous perdons en bavardages sur la puissance de l'homme. Je ne méconnais pas ce que l'homme a fait et peut faire mais il est temps, si vous voulez bien, de parler quelquefois aussi de l'impuissance de l'homme. Nous avons obtenu beaucoup : rien de plus vrai. Mais ce que nous n'avons pas encore su obtenir n'est pas peu. Nous commandons, dans une certaine mesure, sur terre, mais le ciel nous échappe jusqu'ici. Nous avons changé la face de la planète mais nous ne savons pas changer un atome de l'atmosphère. Les continents racontent la gloire de l'humanité, mais les cieux ne racontent que la gloire de Dieu.
Nous avons éventré les isthmes, nous avons réuni les mers, nous avons percé les montagnes, nous avons dévié les fleuves, nous avons asséché les lacs, nous avons repoussé l'océan au moyen de digues et construit des collines au milieu des plaines. Le globe est devenu peu à peu plus habitable, mieux adapté à nous, plus conforme à nos désirs. Nous avons modifié la croûte terrestre en rendant fertile ce qui était stérile ; nous avons fouillé dans les entrailles les plus reculées du sol pour en extraire ce dont nous avions besoin pour notre vie. Les eaux nous obéissent et coulent dans des tuyaux et des canaux à notre commandement ; les plantes naissent et se modifient quand et où nous le voulons ; les animaux nous servent et nous nourrissent. Tant que l'homme regarde autour et au-dessous de lui, nous pouvons lui permettre de se croire le seigneur de la création. Mais si par hasard il lève les yeux vers le ciel, la plus honteuse humilité doit lui faire baisser la tête. Dans ce ciel où son rêve l'appelle, où brillent au-dessus des étoiles ses paradis, d'où les dieux le regardent avec des yeux qui ne se ferment jamais, il ne compte jamais pour rien. Et non seulement dans lointain ciel noir, dans la zone des théologies et des nébuleuses, mais pas non plus dans le ciel plus proche et plus bas où planent aigles et martinets, où prennent leur élan les vents et sont engendrés les éclairs, où se forment les cirrus et les brouillards. Même dans ce ciel inférieur, dans ce ciel atmosphérique et quasi terrestre, l'homme n'est guère plus qu'un spectateur. Il mesure la distance des étoiles, prévoit les éclipses, photographie les taches solaires et les cratères lunaires, mesure la pluie et annonce les orages mais ne sait rien faire de plus. Il regarde, compte et décrit - il n'agit pas.
Ne parlons pas, s'il vous plaît, de la navigation aérienne. Ce pauvre poète de circonstance de Monti, quand s'élevèrent les premières montgolfières, avait le courage de demander : Que te manque-t-il encore ? et ne voyait plus d'autre ennemi à vaincre que la mort. De nos jours la vogue des aéroplanes et les essais des dirigeables ont rallumé les plus emphatiques espérances. Quand cet autre poète de circonstance qu'est D'Annunzio tournait à travers l'Italie pour lire sa fumisterie lyrique la « conquête du ciel », je ne pouvais pas m'empêcher de rire ou de me mettre en colère, selon les moments. Conquête du ciel parce que quelques milliers de carcasses de bois avec un moteur à essence ont réussi à s'élever à quatre ou cinq mille mètres et parcourir des dizaines et des centaines de kilomètres ? En voilà une drôle de conquête ! C'est comme si quelqu'un disait qu'en se promenant dans une rue on fait la conquête de la rue et de ce qui l’entoure ! Conquête, messieurs, veut dire maîtrise, domination, commandement. Et de quelle façon commandent-ils au ciel, ces pauvres aviateurs qui doivent attendre le bon plaisir du temps, et peuvent dégringoler au moindre souffle de brise ? L'aviation a pour l'heure une valeur esthétique et morale mais non pratique. Il doit être beau de voir au-dessous de soi les océans floconneux de nuages qui cachent aux terriens la vue et la lumière du soleil, ou de contempler, au niveau des faucons, les pauvres fourmilières humaines aplaties sur le terrain autour des ruisselets que les géographes appellent pompeusement « véritables fleuves ». Et il est beau de voir ces hommes qui quittent d'un bond la paresseuse solidité des prairies pour monter vers la lumière, dans l'ivresse du mouvement, affrontant la mort dans une tension continue des muscles et des regards.
Offrons donc des hymnes et des sous à ces valeureux timoniers de l’espace, mais qu'il ne nous vienne pas à l'idée de parler de conquête. Les aviateurs sont tout au plus les premiers passants de ce royaume gazeux, mais en aucun cas les maîtres. Maîtrise du ciel doit signifier modification du ciel et nous n'avons rien fait en ce sens. Nous sommes à la merci des météores comme l'homme du quaternaire. Nous subissons les phénomènes du ciel sans rien faire pour les orienter selon nos intérêts. Nous avons trouvé le moyen de nous abriter de la pluie ou du froid, mais pas celui de transporter la pluie ou le froid là où il faudrait. Le paratonnerre et le canon paragrêle sont les seuls instruments, imparfaits, que nous avons été capables d'inventer pour nous soustraire aux volontés des nuages. Nous avons défait les montagnes, broyé les roches, canalisé et détourné les eaux, mais n'avons eu aucune prise sur ces paquets vagabonds de vapeur d'eau qui nous dérobent la lumière et nous menacent d'averses rageuses ou de crachins obstinés. Le solide et le liquide nous obéissent, mais l'aérien n'en fait qu'à sa tête. Et pourtant un contrôle de la volonté humaine sur la circulation atmosphérique serait de la plus grande importance pour une exploitation plus rationnelle de la terre. Chacun de nous reconnaîtra que la distribution du froid et de la chaleur, des vents et des pluies n'est pas aussi juste et harmonieuse qu'il le faudrait pour le confort de la vie et les besoins de l'agriculture. Dans certains pays il y a trop d'humidité, dans d'autres une trop longue saison sèche ; il y a des régions trop battues par les vents et d'autres trop étouffantes. Il pleut à verse sur une ville ou sur un territoire qui aurait besoin de soleil alors qu'au même moment une autre partie du globe souffre du manque d'eau. Ces dysharmonies météorologiques sont des plus agaçantes pour les hommes, et préjudiciables à l'industrie agricole. Les nuages et les vents ne nous obéissent pas. Les nuages et les vents se lèvent et soufflent selon leurs lois et ne s'adaptent pas à nos besoins. Nous avons dompté les terres et les eaux mais les nuages et les vents nous échappent. C'est cela, messieurs, qui serait la vraie conquête du ciel ; cela, la vraie domination de l’espace ! Nous ne demandons pas le changement des saisons, qui se succèdent avec une sagesse certainement profonde. Nous ne sommes pas si fous et si arrogants. Non : nous demandons seulement une orientation plus juste et raisonnable des courants de l'air et des précipitations de la vapeur d'eau. Nous ne devons chercher que les moyens les plus sûrs et les plus convenables pour dévier le cours des vents comme nous avons déjà dévié le cours des fleuves et sommes actuellement en train de dévier celui des courants océaniques. Nous devons réussir à diriger les vents chauds du sud vers les villes trop froides du nord et pousser vers le sud les vents septentrionaux frais qui rendraient supportables nos étés. Mais surtout, nous devons nous rendre maîtres de ces capricieux et vagabonds nuages gris et blancs et les faire se dissoudre en pluie bienfaisante quand et où nous le voulons. L'agriculture est trop importante pour la vie de l'humanité pour qu'on la laisse à la merci du hasard. Nous devons commander à nos alliés célestes comme nous commandons avec les engrais, les irrigations et les greffes à nos alliés les végétaux de la terre. Tout doit obéir à l'homme et rien ne doit être tenu pour impossible après les merveilles que nos yeux ont vues et qui auraient paru impossibles à nos aînés. Il n'est pas question, en fin de compte, de modifier le cours des astres ou d'arracher la queue des comètes. Il est question d'agir, par le moyen de quelques gigantesques installations, sur des amas gazeux qui se déplacent à quelques centaines ou milliers de mètres au-dessus de nous. Nous savons quel grand rôle joue l'électricité dans tous les phénomènes météoriques et nous avons aussi à notre disposition des énergies électriques merveilleuses par leurs effets et leur puissance. Qui sera assez bête pour considérer que nous ne pourrons pas agir sur l'électricité atmosphérique en exploitant une possible invention électrotechnique ? Le tout est que les hommes y pensent sérieusement et veuillent devenir vraiment les conquérants du ciel. Ce n'est que le jour où les nuées et les aquilons obéiront à nos ordres que l'homme aura le droit de se proclamer motu proprio roi de la nature. Jusqu'à ce jour nous ne commandons qu'à la terre : nos enfants conquerront les nuages et commanderont même au ciel !»
Sitôt prononcé ces mots, le pâle jeune homme descendit précipitamment de l'estrade où trônait la table et enfila la porte dans le mur avec l'agilité d'un lézard.
Je regardai autour de moi : les rares auditeurs du début de la conférence étaient devenus rarissimes. Personne n'applaudit. Quelques-uns marmonnaient entre leurs dents des propos que je ne compris pas. Quand je passai le seuil de la Société des Hommes Pratiques, les premières gouttes serrées piquaient leurs crachats noirs sur le pavé clair de la rue.
1912
in Concerto fantastique - L'Age d'homme
traduction Gérard Genot