ABC > Lettre : L > Mot : Littérature > Rubriques : Texte et document > Titre : Le fabricant de nuages - Giovanni PAPINI

Giovanni PAPINI
écrivain italien
Florence (Italie) 9 janvier 1881 - Florence (Italie) 8 juillet 1956
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Le fabricant de nuages

Le troisième jour, après avoir explore places et musées, je demandai au tenancier de l'hôtel s'il y avait en ville quelques hommes d'exception méritant d'être connus. Il me répondit qu'il n'y en avait qu'un seul, le docteur Nilforss, et il me promit de lui demander un rendez-vous pour moi. Il tint parole et le docteur Nilforss m'invita le lendemain chez lui.

Sa maison était plantée au sommet d'une colline élevée, à proximité des fjords : un bel édifice, très grand, tout en pierre, surmonté par une tour de fer. Le docteur Nilforss se révéla extrêmement aimable, plus que je ne m'y attendais de la part d'un homme qu'on m'avait dépeint comme solitaire et maniaque. C'était un beau vieillard, bronzé et robuste, entièrement chauve, mais avec une barbe blanche de prophète qui recouvrait tout le plastron de sa chemise. Il me dit tout de suite qu'il avait été quelques années professeur de physique, mais qu'il avait consacré toute sa vie à l'étude des nuages.

- Ma collection, me dit-il, est unique au monde. Venez y jeter un coup d'œil.

Il me fit passer dans une petite salle pleine de livres.

- Ici sont rassemblés les ouvrages où l'on parle nuages, ouvrages scientifiques et aussi de poésie. Voyez par exemple les plus anciennes éditions des Nuées d’Aristophane ; le fameux Nuage messager de Kalidasa; l'Hamlet de Shakespeare, où le prince fou a découvert, avant tout autre peut-être, le langage figuré des nuages ; le Nuage de Shelley dans toutes ses traductions ; le Typhon de Conrad ; les Petits poèmes en prose de Baudelaire. Vous vous rappelez l'aveu du dernier enfant ? « J'aime les nuages... les nuages qui passent là-bas... les merveilleux nuages... ».
Mais ceci n'est que le vestibule de mon musée. Poursuivons.
Le docteur m'ouvrit toute grande une porte et m'introduisit dans une immense salle qui avait pour plafond un lucernaire de verre peint. Les murs étaient couverts de grandes photographies de nuages : de merveilleux nuages sur la mer et les montagnes, des cirrus et des cumulus ourlés de lumière, de sombres couchers de soleil dans des ciels de tempête. Il y avait aussi des reproductions photographiques de peintures célèbres, mais seulement d'artistes qui avaient représenté des nuages en arrière-plan de leur tableaux : je reconnus, entre autres, Mantegna et Turner.
- Cela, dit le docteur, ce sont les archives figuratives. Mais je ne me suis pas contenté de rassembler des documents de cette splendide population du ciel. Je n'ai pas voulu n'être qu'un observateur, mais j'ai essayé d'être aussi un créateur. J'ai réussi à installer un laboratoire pour la production de nuages artificiels. Grâce à mon invention, je peux faire monter à volonté des nuages dans le ciel, et, chose qui compte davantage, sous la forme et la figure que je choisis selon mes désirs et mes goûts. Je fais s'envoler à mon gré, quand l'air est limpide, des dauphins ou des baleines, des navires, des châteaux, des profils d'hommes faits de vapeur d'eau, avec la coloration qui convient le mieux à la figure évoquée : tantôt argent cendré, tantôt gris rosé, tantôt bistre fuligineux, tantôt sépia funèbre. Je suis moi aussi, à ma manière, un peintre, un peintre qui a pour palette les vapeurs et pour toile le ciel. Voulez-vous voir une démonstration ? Il faudrait toutefois que vous puissiez attendre ici un moment avant de monter sur ma tour pour contempler mon dessin aérien.
Je refusai courtoisement cette offre courtoise, mais je lui demandai comment il se faisait qu'il eût choisi un sujet d'étude si insolite et étrange.
Les nuages, me répondit-il, sont pour moi les plus fantastiques et étonnantes surprises de la nature. Instables comme une femme, errants comme des anges, changeants comme un rêve, légers comme un enchantement, moelleux comme un corps jeune, labiles comme la beauté, fugaces comme une apparition, divins comme un chef-d'œuvre. Ces îles qui naviguent doucement d'un golfe à l'autre du ciel, imprégnées d'or ou noires de fumée, qui tantôt pèsent sur la terre comme une couverture menaçante, tantôt se défont et s'éparpillent comme les fantasmes de l'âme, sont pour moi les plus délicats ornements de l'univers, les plus aimables compagnes de l'homme, les plus exacts symboles de notre vie. Que sont nos vies sinon de petites nuées éphémères et vagabondes qui à la fin fondent en larmes ou se dissolvent dans la lumière ? Et sachez enfin, pour tout vous dire de moi-même, que je suis chrétien et que par conséquent je ne puis oublier que le Christ, pour remonter au ciel, se dissimula dans un nuage et que quand il reviendra pour juger les vivants et les morts il sera assis, comme cela fut annoncé, sur les nuées. Si Dieu lui-même a choisi les nuages pour vêtement et pour siège, pouvez-vous penser qu'ils ne font pas partie des formes les plus divines du monde, et par conséquent les plus dignes d'étude et d’admirations ?
Je fus obligé de lui donner raison. Je remerciai chaleureusement le docteur Nilforss de son bienveillant accueil et redescendit, un peu à contrecœur, le chemin de la colline. Quand je fus presque en bas, je me retournai un instant pour contempler une dernière fois le musée et l'usine à nuages, et ma curiosité fut récompensée par une heureuse surprise. En haut, un peu au-dessus de la tour de fer, flottait légèrement à la brise un petit nuage, tout seul, dans le ciel parfaitement dégagé. Il était de couleur rose soutenu et avait la forme d'un cœur.

1948

in Concerto fantastique - L'Age d'homme
traduction Gérard Genot

 


 

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