ABC > Lettre : L > Mot : Littérature > Rubriques : Poème, romance, idylle, en prose et en vers > Titre : Le nuage ou l'yvrongne - Pierre de RONSARD

Pierre de RONSARD 
poète français
Château de la Possonnière septembre 1524
 Prieuré de Saint-Cosme 28 décembre 1585
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Le nuage ou l'yvrongne

 

Un soir, le jour de Sainct-Martin,
Thenot, au milieu du festin,
Ayant déjà mille verrées
D'un gozier large dévorées,
Ayant gloutement avalé
Sans mascher maint jambon salé,
Ayant rongé mille saucisses,
Mille pastez tous pleins d'espices,
Ayant maint flacon rehumé,
Et mangé maint brezil fumé,
Hors des mains lui coula sa coupe ;
Puis, bégayant devers la troupe,
Et d'un geste tout furieux
Tournant la prunelle des yeux,
Pour mieux digérer son vinage,
Sur le banc pencha son visage. 

Ja, ja commençoit à ronfler,
A nariner, à renifler,
Quand deux flacons cheuz contre terre,
Pesle-mesle avecques un verre,
Vindrent reveiller à demy
Thenot sur le banc endormy,
Thenot donc, qui demy s'eveille,
Frottant son front et son oreille,
Et s'alongeant deux ou trois fois,
En sursault jetta ceste voix : 

Il est jour, que dit l'Aloüette,
Non est non, non, dit la fillette ;
Ha là là là là là là là,
Je voy deçà, je voy delà,
Je voy mille bestes cornuës,
Mille marmotz dedans les nuës :
De l'une sort un grand taureau,
Sur l'autre sautille un chevreau ;
L'une a les cornes d'un Satyre,
Et du ventre de l'autre tire
Un crocodile mille tours,

Je voy des villes et des tours,
J'en voy de rouges et de vertes,
Voy-les là ! je les voy couvertes
De sucres et de poix confis.
J'en voy de morts, j'en voy de vifs,
J'en voy, voyez les donc! qui semblent
Aux blez qui soubz la bize tremble. 

J'avise un camp de Nains armez,
J'en voy qui ne sont point formez,
Tronquez de cuisses et de jambes,
Et si ont les yeux comme flambes
Au creux de l’estomac assis :
J'en voy cinquante, j'en voy six
Qui sont sans ventre, et si ont teste
Effroyable d'une grand' creste,

Voicy deux nuages tout plains
De Mores, qui n'ont point de mains
Ny de corps, et ont les visages
Semblables à des chats sauvages :
Les uns portent des pieds de chèvre
Et les autres n'ont qu'une lèvre
Qui seule barbotte, et dedans
Ils n'ont ny mâchoires, ny dens. 

J'en voy de barbus comme hermites,
Je voy les combats des Lapithes,
J'en voy tout hérissez de peaux,
J'entr'avise mille troupeaux
De singes qui d'un tour de jouë
D'en hault aux hommes font la mouë,
Je voy, je voy parmi les flots,
D'une Baleine le grand dos. 

Et ses espines qui paroissent,
Comme en l'eau deux roches qui croissent ;
Un y galope un grand destrier
Sans bride, selle ny estrier.
L'un talonne à peine une vache,
L'autre, dessus un asne, tâche
De vouloir jallir d'un plein sault
Sur un qui manie un crapault.
L'un va tardif, l'autre galope
L'un s'élance dessus la crope
D'un Centaure tout débridé ;
Et l'autre, d'un Géant guidé,
Portant au front une sonnette,
Par l'air chevauche à la genette ;
L'un sur le dos se charge un veau,
L'autre en sa main tient un marteau ; 
L'un d'une mine renfrongnée
Arme son poing d'une cougnée ;
L'un porte un dard, l'autre un trident,
Et l'autre un tison tout ardent.

Les uns sont montez sus des gruës,
Et les autres sus des tortuës
Vont à la chasse avec les Dieux ;
Je voy le bon Père joyeux
Qui se transforme en cent nouvelles ;
J'en voy qui n'ont point de cervelles,
Et font un amas nompareil,
Pour vouloir battre le Soleil
Et pour l'enclorre en la caverne 
Ou de Saint Patrice, ou d'Averne ;
Je voy sa Sœur qui le défend,
Je voy tout le ciel qui se fend,
Et la terre qui se crevace,
Et le chaos qui les menace.

Je voy cent mille Satyreaux,
Ayans les ergots de Chevreaux,
Faire peur à mille Naïades.
Je voy la dance des Dryades
Parmy les foretz trepigner,
Et maintenant se repeigner
Au fond des plus tiedes vallées,
Ores a tresses avalées,
Ores gentement en un rond,
Ores à flocons sur le front,
Puis se baigner dans les fonteines. 

Las ! ces nuës de grelle pleines
Me prédisent que Jupiter
Se veut contre moy dépiter :
Bré, bré, bré, bré ! voicy la foudre,
Craq, craq, craq ! n'oyez-vous découdre
Le ventre d'un nuau ? J'ai veu,
J'ay veu, craq, craq ! j'ay veu le feu,
J'ay veu l'orage, et le Tonnerre,
Tout mort, me brise contre terre. 

A tant, cest ivrongne Thenot,
De peur qu'il eut, ne dit plus mot,
Pensant vrayment que la tempeste
Luy avoit foudroyé la teste. 

in Folastrie VIII

 

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