ABC > Lettre : L > Mot : Littérature > Rubriques : Poème, romance, idylle, en prose et en vers > Titre : Les nuages - Anne BIGNAN

Anne BIGNAN
homme de lettres français
Lyon 3 août 1795 - Pau 27 novembre 1861
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Les nuages

Volez en liberté, que rien ne vous arrête ;
Poursuivez vos jeux inconstants ;
Nuages, roulez sur ma tête,
Avec la vitesse du temps.

Habitants vagabonds de la céleste voûte,
Aux changeantes couleurs, aux visages divers,
Dites, quel dieu vous trace une mobile route,
Et balance vos corps dans le vide des airs ?
Sur l'azur d'un beau ciel quelle main vous promène
Comme de longs réseaux d'or, d'albâtre ou d'ébène ?
Par quel secret pouvoir l'astre de l'univers
Fait-il monter vers lui du vaste sein des mers
Ces amas de vapeurs qui, formés en nuages,
Redescendent en pluie ou tombent en orages ?
Oh ! combien j'aime à suivre et de l'âme et des yeux
Vos globes, tour à tour obscurs et radieux,
Soit qu'aux longs jours d'été, du faite des montagnes,
L'abondance avec vous pleuve sur les campagnes,
Soit que l'un sur l'autre roulants,
De votre choc rival vous agitiez la terre,
Et laissiez jaillir de vos flancs
La triple flamme du tonnerre,
Soit qu'enfin le soleil levé dans votre sein,
Vous jette de ses feux l'éclatante prémice,
Ou que son char vous revêtisse
De la pourpre de son déclin.

Par leurs prismes divers quand la lumière et l'ombre,
Tracent en se jouant des images sans nombre,
Que je me plais à voir sur votre front mouvant
Ces villes, ces palais, ces châteaux fantastiques,
Pareils à ces rêves mystiques
Qui voyagent portés sur les ailes du vent !
En objets variés chaque instant vous transforme :
Vous vous dressez en monts, vous venez en vaisseaux,
Là s'élève un rempart hérissé de créneaux,
Ici vole un dragon ouvrant sa gueule énorme,
Plus loin c'est un géant qui semble, armé d'un fer,
Frapper le monstre, fuir et se perdre dans l'air...
C'est peu : comme un miroir vous reflétez le monde ;
Tous les jeux contrastés de la terre et de l'onde
Se reproduisent dans vos jeux ;
Vos fronts de nos beautés à leur tour s'enrichissent,
Nos forêts ! nos coteaux, nos mers s'y réfléchissent,
Tant la nature unit, par un mélange heureux,
Les tableaux opposés de la terre et des cieux !

Volez encor, volez, que rien ne vous arrête ;
Poursuivez vos jeux inconstants ;
Nuages, roulez sur ma tête
Avec la vitesse du temps.

Lorsque le Créateur vous lança dans l'espace,
Il voulut, qu'instrument de ses profonds desseins,
Vous fussiez quelquefois comme ces voiles saints
Dont le respect de l'homme environne sa face.
Par vous du mont Sina le faîte est obscurci,
Lorsqu'à ses pieds Dieu voit Moïse
Lui demander sa loi promise,
Et qu'il lui répond : La voici
Par vous cette double colonne,
Ténébreuse le jour, éclatante la nuit,
Au sein des déserts qu'elle étonne,
Guide vers Chanaan Israël qui s'enfuit.
Par vous le Golgotha se couvre de ténèbres,
Quand, sous un ciel chargé de vos linceuls funèbres,
L'homme divin, cloué sur le bois rédempteur,
Souffre et périt martyr pour renaître sauveur,
Si la fable à nos yeux déroule ses prestiges,
Vous conservez encor les célestes vestiges
Des dieux qui peuplaient votre sein ;
Vos chars aériens les portaient sur la terre,
Et vous prêtiez un trône au maître du tonnerre,
Une Olympe aux enfants d' Odin.

Loin de son ciel héréditaire,
Si le Scandinave entraîné,
Voyait sur la rive étrangère
Dans l'opprobre des fers son courage enchaîné,
Ses pleurs redemandaient ces nébuleux royaumes,
Où sur des chars mélodieux,
Roulent les antiques fantômes
De ses héros et de ses dieux.

Ô chaste amour du ciel qui nous donna naissance,
Dans le plus beau séjour tu gardes ta puissance.
L'homme du Nord chérit ses nuages obscurs,
Comme un autre, l'éclat de ses cieux les plus purs.
Quand le Tibre aux flots d'or me voyait sur ses plages
Des vastes champs romains admirer l'horizon,
Il me voyait aussi saluer ces nuages
Précipités par l'aquilon.
Un doux plaisir naissait dans mon âme attendrie,
Mes yeux pensifs longtemps les suivaient dans les airs,
Car c'étaient des amis qui devaient m'être chers,
Puisqu'ils venaient de ma patrie...
Ma patrie ! Elle seule est tout mon univers.

Volez toujours, volez, que rien ne vous arrête ;
Poursuivez vos jeux inconstants ;
Nuages, roulez sur ma tête
Avec la vitesse du temps.

Des rayons de Phoebé quand votre front s'argente,
Vos globes variés, bizarrement épars,
Vos reflets vaporeux, votre faune changeante,
D'Héloïse et de moi captivent les regards
Vous êtes des dieux de mystère
Qui nous emportent tous les deux
Et nous détachent de la terre,
Pour nous élever jusqu'aux cieux ;
Là notre rêveuse pensée
Vers un nouveau monde élancée,
Anticipe déjà cet ineffable amour,
Qui des sens et du cœur n'admet pas le mélange,
Qui, par un noeud mystique, unit l'homme avec l'ange,
Et que rien ne remplace au terrestre séjour.

Volez en liberté, que rien ne vous arrête ;
Poursuivez vos jeux inconstants ;
Nuages, roulez sur ma tête
Avec la vitesse du temps.

in Annales romantiques - 1826

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