ABC > Lettre : L > Mot : Littérature > Rubriques : Poème, romance, idylle, en prose et en vers > Titre : Le nuage (1838) - Louis-Charles CAILLAUX

Louis-Charles CAILLAUX
homme de lettres français
1815-1896

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Le nuage (1838)

Mouettes qui vous cachez à l'angle des récifs,
Jetez votre aile au vent, au ciel vos cris plaintifs. —

Sur l'onde où mon œil plane,
Que vient-on d'entrevoir ?
Serait-ce la tartane
Du capitaine noir ?
Quelle vague lointaine
A terni sa carène
Qui brillait comme l'or ?
Est-ce le flot qui baigne
L'Irlande ou la Sardaigne,
Naple ou San-Salvador ?

Sur l'onde où mon œil plane
Ce qu'on vient d'entrevoir,
Ce n'est point la tartane
Du capitaine noir.
C'est l'ombre d'un nuage
Reflétant son image
A la cime des eaux ;
D'un nuage qui passe,
Rapide, dans l'espace,
Empire des oiseaux.

Nuage aux cent caprices,
Où vas-tu ? Quels pays
Sous tes ailes factices
Se sont-ils obscurcis ?
Arrives-tu d'Espagne
Où, roi sur sa montagne,
L'Asturien s'endort ;
Où le moine au front chauve
Maudit la France, et fauve,
Entonne un chant de mort ?

Sais-tu si l'Andalouse
Ose donner toujours,
Le soir, sur la pelouse,
Ses rendez-vous d'amours ?
Si Venise la belle,
Quand son golfe ruisselle
D'étoiles par milliers,
Parfois s'éveille encore
Au bruit de la mandore
De ses bruns gondoliers ?

Si la Grèce expirante
Laisse, en traînant sa croix,
Une tache sanglante
Sur le linceul des rois ?
Si l'Albanaise blanche
Rêve, soupire et penche,
En pensant à Byron,
Sa tête parfumée
Comme la fleur aimée
Des pâtres de Saron ?

Sais-tu si la sultane
Qui plaît au Grand-Seigneur
Est juive ou musulmane,
Fière, ou simple de cœur ?
Si le czar de Russie
Au divan qui supplie
Parle en maître offensé ;
Et si Stamboul frissonne
Quand sa botte résonne,
Et qu'il a menacé ?

Nos preux de Varsovie,
Que sont-ils devenus ?
Sans doute, en Sibérie
Ils ont froid, ils sont nus. —
As-tu vu les abîmes
Qui les gardent, victimes
D'un projet avorté ?
Au fond des gouffres sombres
Entendis-tu leurs ombres
Pleurer la liberté ?

Mais un éclair funeste
A déchiré tes flancs,
Et le feu qui te leste
S'échappe en jets brûlants.
Dans quel but, ô nuage,
Le vent vers cette plage
A-t-il pu te pousser ?
Messager trop fidèle,
As-tu quelque nouvelle
Fatale à m'annoncer ?

Non, non ; ma crainte est vaine,
O nuage, et voici
Que ta fougue incertaine
Demande à Dieu merci,
De te frange brisée
S'écoule la rosée
Qui tombe lentement :
Ainsi, sur cette terre,
Tout est joie, ou colère,
Repos, ou mouvement.

Ainsi, notre pensée,
Qu'égarait la douleur,
Souvent s'endort bercée
Par un souffle meilleur ;
Ainsi, l'oubli succède
Au noir regret qui cède,
Et s'enfuit soucieux ;
Ainsi, dans nos ténèbres,
Il est des jours funèbres,
Il est des jours heureux.

Mouettes qui vous cachez à l'angle des récifs,
Jetez votre aile au vent, au ciel vos cris plaintifs.

Saint-Paire, prés Granville - 1837

in La Plaine et la mer - 1838



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