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Marcel PROUST
écrivain français
Paris 10 juillet 1871- Paris 18 novembre 1922

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Les nuages

Dans tous les temps, dans tous les pays où le ciel n'est pas toujours limpide et bleu, les nuages ont dû séduire l'imagination de l'homme par leurs formes changeantes et souvent fantastiques. Toujours l'homme a dû y deviner les êtres imaginaires ou réels qui occupaient son esprit. Chacun peut y trouver ce qui lui plaît ; le contour de ces vapeurs est si léger, si indécis… une brise les transforme, un souffle les détruit. Le soir quand le soleil vient de disparaître à l'horizon, que ses reflets pourprés colorent encore le ciel, les nuages découpés en formes bizarres sont amoncelés au couchant ; l'homme religieusement ému par le calme majestueux et solennel de cette heure poétique, aime à contempler le ciel ; il peut découvrir alors dans les nuées des géants et des tours et toutes les fantaisies brillantes de son imagination exaltée. Ces belles couleurs de pourpre et d'or donneront à son rêve un éclat magnifique et grandiose plutôt que charmant et gracieux ; et pourtant dans les vapeurs légères et roses qui voltigent çà et là dans le ciel, on peut saisir les contours poétiques d'un chœur dansant de jeunes filles. Puis, se laissant aller presque involontairement à une rêverie qui l'absorbe, l'homme oublie peu à peu les objets qui l'entourent ; ne voyant plus rien, n'entendant plus rien près de soi, il prête à son illusion le caractère de la réalité, donne la vie aux formes qu'il a devinées et assiste à un spectacle grandiose que lui-même il a créé. Ces géants qu'il avait complaisamment découverts, se livrent entre eux de terribles batailles dans le vaste champ du ciel. De temps à autre un des plus vaillants tombe dans un chatoiement de couleurs éblouissantes ; bientôt les vainqueurs s'évanouissent aussi et ces guerriers indomptables ont été renversés par une douce [brise] de la terre. Alors l'illusion est détruite, la vision est disparue et l'on retombe à terre avec la sensation désagréable qu'on éprouve le matin après la fin d'un beau rêve.

Mais les nuages ne [se] prêtent pas toujours à ces hallucinations, leurs formes ne sont pas toujours assez découpées pour que l'imagination, même la plus complaisante puisse y découvrir des formes humaines ; mais toujours les nuages nous font rêver ; si leur forme bizarre ne transporte pas notre imagination dans le pays des rêves éclatants, leur passage rapide plonge notre âme au plus profond des méditations philosophiques. Car l'homme a dans son cœur comme un fil secret et étroit qui le relie si bien à toutes les parties de la nature que quand il en voit quelqu'une il se sent en proie à une émotion qui varie à l'infini, mais qui existe presque toujours. Il aime à confier ses peines de cœur au ruisseau qui murmure, à l'arbre près duquel il a coutume de s'asseoir. Que de fois, délicieusement ému j'ai raconté mes peines aux feuilles et aux oiseaux, croyant ouvrir mon cœur à des êtres vivants qui me comprenaient mais en même temps à des êtres supérieure et divins qui me fournissaient de poétiques consolations. Mais rien dans la nature n'appelle tant les aveux que les nuages. Bien souvent je les ai chargés de commissions qu’hélas ils n'ont jamais portées. Je les faisais les confidents de mes chagrins et bientôt ils s'enfuyaient à l'horizon. Resté seul je songeais fiévreusement que ces beaux messagers devaient être doués de vie, qu'ils iraient au moins vers Dieu lui demander pour moi quelque consolation, et j'espérais ainsi follement jusqu'à ce qu’un autre nuage revint pour recommencer ma douce illusion. Ô beaux nuages, combien vous avez entendu d’aveux que vous n’avez pas répétés, combien vous avez vu de tristesses que vous n’avez pas dissipées, de combien de désespoirs vous avez été témoins que vous n’avez pas consolés. Et surtout de ceux-là qui pleurent éternellement sur une terre étrangère leur femme, leurs enfants, leur patrie si douce, et qui comme Ulysse regrettent la fumée légère qui s'échappe de leur maison. De ceux, qui captifs dans les fers, restent des années, l’œil fixé sur l’horizon, le fouillant minutieusement de leur regard inquiet et attentif pour y découvrir une voile, un signal et n’y voyant que vous, légers nuages, seuls témoins de leur infortune, seuls confidents de leurs aveux secrets. Ô beaux nuages, merci de toutes les consolations que vous avez données aux malheureux. Car votre approche les a remplis de cette mélancolie rêveuse, de cette tristesse poétique qui seule peut adoucir les douleurs qu’on ne peut pas calmer, car elle les purifie, les élève et en fait [un] sentiment subtil et divin qui remplit d’un légitime orgueil ceux qui le portent, en faisant poète et philosophe celui qui n’était que malheureux."

Marcel PROUST Année scolaire 1885-1886

 

 

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