ABC > Lettre : B > Mot : Bibliothèque > Rubriques : LE NUAGE ROSE - George SAND > Titre : Le Nuage rose - 01

Le Nuage rose - I

 

 

 

     Catherine avait trois brebis à garder. Elle ne savait encore ni lire ni écrire ; mais elle ne causait pas trop mal, et c'était une très bonne fille, seulement un peu curieuse et changeant de caprice volontiers, ce qui prouve qu'au moins elle n'était pas têtue.

     Un peu après la Noël, ses trois brebis lui donnèrent trois agneaux, deux très forts et le troisième si petit, si petit, qu'on eût dit un petit lapin. La maman de Catherine, qui s'appelait Sylvaine, méprisa beaucoup ce pauvre agneau et dit que ce n'était pas peine qu'il fût venu au monde, qu'il ne s'élèverait pas, ou qu'il resterait si chétif qu'il ne vaudrait pas l'herbe qu'il mangerait.

     Ces paroles firent de la peine à Catherine, qui trouvait cette petite bête plus jolie, plus à son gré et à sa taille que toutes les autres. Elle se promit d'en avoir grand soin, et lui donna le nom de Bichette, car c'était une agnelle.

     Elle la soigna si bien qu'elle manqua bien des fois de la faire mourir. Elle l'aimait trop, elle la caressait sans cesse, elle la portait dans ses bras, elle la faisait dormir sur ses genoux. Les petits chiens et les petits chats aiment beaucoup qu'on s'occupe d'eux et se laissent dorloter ; mais les moutons, quand on les a bien fait manger, aiment mieux qu'on les laisse tranquilles, dormir quand ils veulent, marcher ou se coucher où il leur plaît. Sylvaine disait à sa fille qu'au lieu de faire grandir Bichette, elle l'en empêchait en la maniant trop ; mais Catherine ne souhaitait point que Bichette grandît, elle l'eût souhaitée plus petite encore pour pouvoir la tenir dans sa poche. Elle menait tous jours les mères brebis au pré pendant deux heures le matin, et dans le jour pendant trois heures. Les deux gros agneaux supportaient fort raisonnablement l'absence de leurs mères ; ils avaient l'air de savoir qu'elles allaient chercher du lait dans le pré. Bichette était moins patiente ou plus affamée, et, quand sa mère rentrait, elle avait des bêlements si plaintifs en l'entendant venir, que Catherine en avait le coeur tout attendri, et pour un peu elle en eût pleuré.

     Il lui était défendu de faire sortir les agneaux. Ils étaient trop jeunes, l'herbe était trop fraîche ; mais elle pria tellement pour sa Bichette que Sylvaine lui dit: - Fais donc comme tu veux ! si elle en meurt, ce ne sera pas une grosse perte, et même j'aimerais autant en être débarrassée ; elle te rend folle, et tu n'as plus souci de rien que d'elle seule. Tu ramènes les brebis trop tôt et tu les sors trop tard, pour ne pas séparer Bichette de sa mère. Emmène-la donc, et advienne que pourra.

     Catherine emmena Bichette aux champs, et, tout le temps qu'elle y fut, elle la tint sous son tablier pour l'empêcher d'avoir froid. Cela alla bien pendant deux jours ; mais, le troisième, elle se rassasia d'être ainsi l'esclave d'une bête, et elle recommença de jouer et de courir comme auparavant. Bichette ne s'en trouva pas plus mal ; mais elle ne s'en trouva pas mieux non plus et continua d'être un petit avorton.

     Un jour que Catherine avait plus songé à chercher des nids dans les buissons qu'à garder ses bêtes, elle trouva vers le soir un nid de merles avec trois gros petits déjà bien emplumés. Ils ne paraissaient guère farouches, car, lorsqu'elle leur montrait le bout de son doigt en imitant le cri de la merlesse, ils ouvraient leurs becs jaunes et montraient leurs larges gosiers tout roses.

     Catherine fut si contente qu'elle ne fit que leur parler et les embrasser tout en rentrant ses bêtes, et ce ne fut que le lendemain matin qu'elle s'aperçut d'un grand malheur. Bichette n'était pas dans la bergerie. Elle avait été oubliée dehors, elle avait couché à la belle étoile, sans doute le loup l'avait mangée. Catherine maudit ses merles qui l'avaient rendue cruelle et négligente. Toute son amitié pour Bichette lui revint au cœur, et, tout en pleurant, elle courut au pré pour savoir ce qu'elle était devenue.

     C'était alors le mois de mars, le soleil n'était pas encore levé, et sur la mare qui était au milieu du pré il y avait  une vapeur blanche très épaisse. Catherine, après avoir regardé partout, cherché en vain dans tous les creux, dans toutes les haies, se rapprocha de la mare, pensant que la pauvre Bichette y était tombée ; elle vit alors une chose qui l'étonna beaucoup, car c’était la première fois de sa vie qu'elle se trouvait là de si grand matin. Le brouillard, qui avait dormi en nappe toute la nuit sur l'eau, s'était déchiré à l'approche du soleil et roulé en petites boules qui essayaient de monter ; quelques-unes avaient l'air de s'accrocher aux branches des saules et d'y être retenues. D'autres, rabattues et secouées par le vent du matin, retombaient sur le sable ou semblaient trembler de froid sur l'herbe humide. Un moment Catherine crut voir un troupeau de moutons blancs ; mais ce n'était pas un tas de moutons qu'elle cherchait, c'était Bichette, et Bichette n'était point là. Catherine pleura encore et mit sa tête sur ses genoux et son tablier sur sa tête, comme une personne désespérée.

     Heureusement, quand on est une enfant, on ne peut pas pleurer toujours. Quand elle se releva, elle vit que toutes les petites boules blanches avaient monté au-dessus des arbres et qu'elles s'en allaient dans le ciel, sous la forme de jolis nuages roses qui avaient l'air d'être attirés et emmenés par le soleil, comme s'il eût voulu les boire.

     Catherine les regarda longtemps s'émietter et s'effacer, et quand elle abaissa ses regards, elle vit sur la rive, assez loin d'elle, car la mare était grande, sa Bichette immobile, endormie ou morte. Elle y courut, et sans penser qu'elle fût morte, car les enfants ne croient guère d'avance aux choses qui leur feraient une trop grosse peine, elle la prit dans son tablier et se dépêcha de courir pour la rapporter à la maison ; mais, tout en courant, elle s'étonna de sentir son tablier si léger qu'on eût juré qu'il n'y avait rien dedans. Comme la pauvre Bichette a souffert et maigri en une nuit ! se disait-elle. Il me semble que mon tablier est vide. Elle l'avait attaché autour d'elle et n'osait l'ouvrir, crainte de refroidir la petite bête qu'elle voulait réchauffer.

     Tout d'un coup, au tournant du sentier qu'elle suivait, elle vit le petit Pierre, le fils de Joyeux le sabotier, qui accourait à elle, portant dans ses bras, devinez quoi ? Bichette bien vivante et bien bêlante. —Tiens, dit le petit Pierre à Catherine, voilà ton agnelle que je te rends. Hier soir, elle s'est mêlée avec mes bêtes comme tu rentrais en me montrant ton nid de merles. Tu n'as pas voulu me donner un de tes merlots, dont j'avais pourtant grande envie ; mais je suis meilleur que toi. Quand j'ai vu dans ma bergerie que ta Bichette avait suivi une de mes brebis, qu'elle prenait pour sa mère, je l'ai laissée téter tant qu'elle a voulu et passer la nuit à l'abri. Je te la rapporte ce matin, pendant que tu es en peine, car tu la croyais bien perdue,pas vrai ?

     Catherine eut tant de joie qu'elle embrassa le petit Pierre et l'emmena chez elle pour lui donner deux de ses merlots, ce dont il fut si content qu'il en sautait comme un cabri en s'en allant.

     Quand elle eut vu avec quel plaisir Bichette et sa mère se retrouvaient, elle songea enfin à dénouer son tablier, et seulement alors elle se souvint d'y avoir mis ou cru mettre quelque chose qu'elle avait pris pour son agnelle ; qu'est-ce que cela pouvait être ? Je n'en sais rien, se disait-elle ; mais il n'est point possible que j’aie ramassé une chose qui n'existe point.

     La peur la prit et la curiosité aussi. Elle s'en alla sur le toit de la bergerie, qui descendait, tout moussu, jusqu'à terre, et où il poussait un tas de petites fleurs semées par le vent, voire de jeunes épis verts déjà formés. Ce toit était petit, mais très joli, bien doux parce qu'il était en vieux chaume, et bien exposé au soleil levant. Plus d'une fois pendant l'été, Catherine y avait oublié l'heure d'aller au pré et fait un bon somme pour parfaire sa nuitée, toujours trop courte à son gré. Elle monta donc au faîte de ce tect, c'est ainsi qu'en ce pays-là on appelle l'abri des troupeaux, et, avec grande précaution, elle dénoua son tablier. Qu'est-ce qu’il pouvait donc y avoir, mon Dieu ! dans ce tablier ?

 

www.valactive.com - Taminh @2017
Agence W - Souri Dekkers © lesnuages 2008