ABC > Lettre : B > Mot : Bibliothèque > Rubriques : NUAGES ET MONTAGNES - Henry RUSSELL > Titre : Nuages et montagnes - Souvenirs d'un montagnard (édition 1908)

Nuages et montagnes
in Souvenirs d'un montagnard, Pau, Vignancour, 1908
pp.630-634

 

     On n'admire pas assez les nuages, et c'est peut-être pour cela qu'ils voyagent tant : l'indifférence des hommes les rend volages. Et cependant, qu'y a-t-il dans la nature de plus gracieux, de plus grandiose et de plus fantastique que les nuages, surtout sous l’Equateur, où ils prennent toutes les formes imaginables, et des couleurs qui n'ont de nom dans aucune langue ? Ils sont plus grands que des montagnes. Le soir, quand le Soleil descend solennellement, prêt à mourir sur les mers endormies des tropiques, on voit monter et flamboyer à l'horizon des nuages si écarlates, si gigantesques et menaçants, qu'ils inspirent une espèce de stupeur. On dirait un enfer circulaire allumé sur les flots, ou l'incendie d'un continent lointain. Même à minuit, ils sont encore incandescents comme de la braise, et pleins d'éclairs, mais sans tonnerre : on n'entend rien, pas même une vague…

     Si les grands nuages du Nord sont quelquefois presqu'aussi rouges, ils n'ont jamais ce calme suprême, cette fixité de formes, cette immobilité superbe qui donnent aux nuages énormes de l’Équateur la majesté des Andes et de l'Himalaya, et semblent hypnotiser tous ceux qui les contemplent. Les nuages fougueux des pays froids et sans cesse balayés par le vent sont turbulents et capricieux. Chassés par la tempête, ils volent, se tordent et se déchirent, roulent sur eux-mêmes et prennent la fuite comme des fous effrayés. Ils manquent de dignité. C'est plutôt une bataille qu'un tableau. C'est cependant un grand spectacle, surtout quand le tonnerre rend le Ciel plus sonore que la Terre, et que la scène est allumée par les éclairs. Le Ciel du Nord a des colères sublimes.

     Mais c'est par les temps calmes, et au cœur de l'été, que, dans nos latitudes, on voit les plus beaux nuages, surtout dans les montagnes. Je n'oublierai jamais une de mes courses au Piméné (2 804m) où, presque toujours, je me suis trouvé seul. Voir les nuages à ses pieds, les dominer du sommet d'une montagne n'a rien d'extraordinaire ; c'est même la règle : car le froid tue les nuages, qui aiment les climats tièdes, les altitudes moyennes et les vallées. Mais le jour en question, du haut du Piméné, où je passai trois heures, je fus témoin d'un spectacle aussi rare qu'émouvant, celui de la marée montante des nuages. Car ils montaient, lentement, mais à vue d'œil, avec une régularité astronomique, et on ne saurait rien imaginer de plus étrange et de plus majestueux que le mouvement ascensionnel et uniforme de cette mer tumultueuse de brouillards aussi blancs que la neige, qui couvrait toutes les Pyrénées françaises vers le niveau de 2 500 mètres, ne laissant émerger que les cimes qui dépassent cette hauteur. Chaque pic était une île, chaque groupe de pics formait un archipel, avec des caps bleuâtres, des promontoires sauvages orientés vers le Nord et battus par des flots irrités de vapeur, qui bondissaient dessus comme de l'écume. Je me rappelais les îles lugubres qui bordent les côtes neigeuses et déchirées de la Patagonie, où les débris fumants de l'Amérique du Sud tombent dans les mers Australes. Les uns après les autres, les promontoires, plus ou moins hauts, s'engloutissaient sous la marée toujours montante des nuages, et les massifs se morcelaient en îles de plus en plus petites, sombrant comme des écueils, et bientôt dévorées à leur tour. La brume ayant monté de trois cents mètres en quelques heures, la Terre tendait à disparaître sous un nouveau déluge, dans une immense tristesse. Bientôt il ne resta sur l'horizon que la partie toujours neigeuse des Pyrénées ; et alors je n'eus plus devant moi qu'une espèce de Spitzberg désolé, endormi sous la glace et tout blanc. Des îles de neige se hérissaient partout, passant du bleu au rouge, du côté où frappait le soleil.

     Déjà les nuages étaient à mon niveau… Ils me léchaient les pieds, et j'allais disparaître à mon tour... Je les sentais, car le brouillard des hautes régions a une odeur très prononcée, comme les glaçons polaires, dont on devine le voisinage à l'odorat, bien avant de les voir. J'étais vraiment ému, pour ne pas dire troublé. Quand je fus submergé jusqu'au cou, quand je sombrai moi-même dans l'Océan morose des nuages, comme un navire qui s'abime dans les flots, il me sembla être seul au monde : car en levant la tête, je ne vis plus que le Soleil et la coupole resplendissante, mais froide, neigeuse et morne du Mont-Perdu (3 352m) qui, comme l'arche de Noé, flottait seule sur une mer infinie, silencieuse et déserte. Il ressemblait à un archange déchu, encore illuminé et glorifié par un dernier sourire du ciel ! Moi qui aime tant la solitude sur les montagnes, j'en avais trop… Mon cœur eut froid... Je fus pris de tendresse pour les hommes, et je sentis que, malgré tout, je les aimais encore. J’espère le leur prouver.

     Revenons aux formes, aux mille aspects des nuages. Comment les définir ? Comment les peindre ? S'il y en a tant de sombres et de farouches, qu'on ne peut pas aimer, voyez la grâce, la transparence et les couleurs des autres ! Légers comme des ondines et flottant dans l'azur, entre les hommes et le Ciel, ces enfants éthérés du Soleil, qui semblent symboliser l'alliance de l'innocence et du bonheur, ont des teintes inconnues sur la Terre. Ce sont les fleurs du Ciel, variées à l'infini ; en sorte qu'on peut dire d'eux ce qu'on a dit des feuilles, que dans tout l'Univers il n'y en a pas deux de pareilles. Et, malgré cela, voyez comme ils acceptent les inégalités du sort ! Ils s'y résignent avec la meilleure grâce du monde, comme s’ils savaient qu’elles sont inévitables, qu’elles ne sont pas un accident, mais que c’est la nature qui les a mises partout. Ils sont plus sages que nous, bien qu'il y en ait de belliqueux : ils vivent généralement en bonne intelligence surtout à Pau, où les nuages sont aussi pacifiques que les hommes : il est rare qu'ils se fâchent.

     Ils ont pourtant de singuliers caprices, surtout par les brûlantes et orageuses journées pyrénéennes de juillet et d'août. Jusqu'à midi, le Soleil règne en maître ; le Ciel est aussi bleu et aussi pur que dans le Sahara. Mais tout à coup, au fond d'une gorge, ou au bord d'un abîme, un petit nuage se forme mystérieusement à quelques pas du spectateur, voltige autour de lui, se montre sous toutes ses faces en tournant sur lui-même, comme s'il aimait à se faire admirer, puis fond sur place comme de la neige et disparaît. Il n'y a plus rien. C’est un mort-né qui ne vit qu'un instant. Quelques minutes après, il en paraît un autre, un peu plus grand et plus opaque, puis deux qui se regardent, s'attirent et finissent par s'unir. Enfin, on en voit naître toute une famille dont tous les membres tendent aussi à s'unir et à ne plus en former qu'un ; mais celui-ci ne fondra pas : menaçant, électrique et très noir, il n'annonce rien de bon ; et, en effet, l'orage éclate le soir, c'est infaillible, et l'Alpiniste, manquant son ascension, prend la fuite au milieu des éclairs, de la tempête et de la grêle.

     En vérité, l'histoire d'un nuage serait intéressante à étudier et à écrire : plus que la vie de bien des hommes !... Mais c'est surtout dans les montagnes qu'il est curieux de suivre et d'étudier les nuages. Que de surprises et de plaisirs les montagnes nous prodiguent ? Quand on s'y trouve entre un nuage blanc et le Soleil, tournant le dos à celui-ci, on voit se profiler son ombre et sa silhouette sur le brouillard, aussi nettement que sur un mur de neige ; le portrait est frappant, mais la nature a soin de l'embellir, car elle entoure la tête du spectateur d'un charmant arc-en-ciel, en sorte que le plus grand pécheur a l'air d'un saint ! Il a une auréole pour rien ! Il est vrai qu'elle ne dure qu'un instant !

     Un jour, dans les montagnes, un petit nuage, blanc comme un lys, naquit à mes côtés et se posa sur une de mes épaules, tandis qu'un papillon s'installait sur ma tête. Séduit par tous les deux, je voulus les saisir en même temps, mais je ne pus les attraper ni l'un ni l'autre : pendant que l'un fondait, l'autre s'envolait ; et, me retrouvant seul, abandonné par ces jolis enfants de la nature, j'en eus le cœur malade, en me disant, trop tard, que j'aurais dû choisir !... L'un d'eux serait peut-être resté... Car, pour aimer, il ne faut être que deux... On aurait dit qu'ils le savaient comme moi, et je fus bien puni de l'avoir oublié !

Pau-Gazette


 

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