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le Nuage rose - XII

 

 

 

     Quand elle se vit tout près de la tante, elle s'aperçut de sa distraction ; mais il était trop tard pour reculer. Elle l’aborda résolûment en lui demandant si elle ne craignait pas de se fatiguer en allant comme cela sur le glacier.

     — A mon âge, lui répondit madame Colette, on ne se fatigue plus, on marche avec la volonté, et les jambes suivent sans qu'on sache si elles existent ; mais je ne viens pas du glacier, ma fille. Il n'y fait point bon en ce temps-ci. Je suis les bons sentiers, il y en a toujours quand on les connaît.

     — Alors, ma grand'tante, c'est bien vous qui étiez là-haut il y a environ une heure ? J'ai vu votre capulet rouge.

     — Là-haut, Catherine ? Qu'appelles-tu là-haut ?

     — Je ne sais pas, dit Catherine interdite ; j'ai cru vous voir dans le ciel au-dessus des nuages.

     — Qui a pu te faire croire que j'étais capable d'aller si haut que cela ? est-ce que tu me prends pour une fée ?

     — Mon Dieu ! ma tante, quand vous seriez fée, qu'est-ce qu'il y aurait d'étonnant ? Je ne veux point vous fâcher. On dit qu'il y a de bonnes et de méchantes fées ; vous ne pouvez être que dans les bonnes, et les gens du village qui montent jusque par ici et que je commence à comprendre, disent avec raison que vous travaillez comme une fée.

     — On me l'a dit souvent à moi-même, répondit madame Colette ; mais c'est une manière de parler, et je ne suis pas fée pour cela. Je vois que tu as une petite tête remplie d'imaginations drôles ; c'est de ton âge, et je ne voudrais pas te voir aussi raisonnable que moi, ce serait trop tôt. Pourtant un tout petit brin de raison ne te nuirait pas, ma mignonne. Je vois que tu n'as pas beaucoup appris à filer aujourd'hui !

     — Hélas ! ma tante, vous pourriez bien dire que je n'ai pas filé du tout !

     — Ne pleure pas, mon enfant, ça viendra, ça viendra avec le temps et la patience...

     — Ah ! vous dites toujours comme cela, s'écria Catherine dépitée ; vous en avez vraiment trop, vous, de la patience, ma chère grand'tante ! vous me traitez comme un petit enfant, vous ne me croyez pas capable d'apprendre vite, et si vous vouliez pourtant !...

     — Voyons ! dit la tante, tu me fais des reproches comme s'il y avait un secret pour remplacer la volonté et la persévérance. Je te déclare que je n’en connais pas, et qu'il ne m'en a été révélé aucun. Tu fais la moue ? Tu as quelque idée que je ne devine pas ; veux-tu m'ouvrir ton cœur et m'y faire lire comme dans un livre ?

     — Oui, je le veux, dit Catherine en s'asseyant sur une grosse pierre moussue auprès de madame Colette. Je vous dirai tout, car j'ai une faute sur la conscience ; et je crois que c'est cela qui me rend un peu folle.

     Catherine alors se confessa de sa curiosité, et raconta comme quoi elle avait regardé à travers la fente de la porte de sa tante. — Je n'ai rien vu et rien surpris, dit-elle, vous n'y étiez point ; mais, si vous n'eussiez pas été sortie, je vous aurais vue travailler, et j’aurais volé votre secret.

     — Tu n'aurais rien volé du tout, répondit madame Colette. Je te répète que je n'ai point de secret. Si tu étais entrée dans ma chambre, tu aurais pu monter dans mon atelier, qui est au-dessus. C'est là que je carde ce qu'on appelle le nuage, et, comme il est malsain de carder dans une maison à cause des petits brins  qui entrent dans les narines et dans les poumons, je fais ce travail au plus haut de mon chalet, dans un endroit où l'air circule librement et emporte au loin ces brindilles imperceptibles, qui te nuiraient, à toi comme aux autres. Mais tu ne me dis pas tout, Catherine : quelle idée te fais-tu donc des nuages, puisque tu en parles toujours ? Confonds-tu les nuages du ciel avec la matière fine et blanche que j’extrais du lin, et que dans notre pays de fileuses habiles on appelle nuage pour dire une chose légère par excellence ?

     Catherine fut très mortifiée de voir qu'elle s'était sottement trompée sur le sens d'un mot et qu'elle avait bâti mille chimères sur une métaphore bien simple ; tout cela ne lui expliquait pas ses propres visions, et, voulant en avoir le cœur net, elle revint à son nuage rose, et raconta tout ce qui en était.

     Madame Colette l'écouta sans la reprendre et sans se moquer. Au lieu de la gronder et de lui imposer silence, comme eût fait Sylvaine, elle voulut savoir tout ce qu'il y avait de rêveries dans cette petite tête, et, quand elle eut tout entendu, elle devint songeuse, resta quelques minutes sans parler, et dit enfin : — Je vois bien que tu aimes le merveilleux, et qu'il faut y prendre garde. Moi aussi, j'ai été enfant et j'ai rêvé d'un nuage rose. Et puis j'ai été jeune fille, et je l’ai rencontré. Il avait de l'or sur son habit et un grand plumet blanc...

     — Qu'est-ce donc que vous dites, ma tante ? Votre nuage était habillé, il avait un plumet ?

     — C'est une manière de parler, mon enfant ; c'était un nuage brillant, très brillant, mais ce n'était rien de plus. C'était l'inconstance, c'était le rêve. Il apportait l'orage, lui aussi, et il disait que ce n'était pas sa faute, parce qu'il avait la foudre dans le cœur. Et un beau jour, c'est-à-dire un mauvais jour, j'ai failli être brisée comme ton pommier fleuri ; mais cela m'a corrigée de croire aux nuages et j'ai cessé d'en voir. Méfie-toi des nuages qui passent, Catherine, des nuages roses surtout ! Ils promettent le beau temps et portent en eux la tempête ! — Allons ! ajouta-t-elle, reprends ta quenouille et file un peu ou fais un somme, tu fileras mieux après. Il ne faut jamais se décourager. Les rêves s'envolent, le travail reste.

     Catherine essaya de filer en causant avec sa tante ; mais ses yeux se fermèrent, et le fuseau s'échappa de ses doigts.

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